Il pleuvait sur l'autoroute cet après-midi là, je crois que c'est du côté de la station service de Vienne que je t'ai aperçu.
Ma mémoire s'est perdue depuis dans les méandres de ma route mais je te revoie sous ton parapluie appuyée sur ta canne, ton sac de voyage souple à tes pieds.
Je n'ai pris conscience de la réalité de ta canne seulement quand je t'ai aidé à grimper le marche pied de la cabine du DAF 3300 qui t'était une épreuve de plus sous les gouttes qui glissait sur tes cheveux courts et frisés.
Dans la cabine tu ne bougeais plus. Tu n'osais même pas retirer ton manteau de peau tout humide de ta longue attente à cette sortie de station. La fin de ton voyage était St Caprais entre Toulouse et Agen, le mien je ne m'en souviens plus.
Pendant plusieurs dizaines de kilomètres je suis resté silencieux, tu as eu le bon goût d'en faire autant. Quant j'ai dû m'arrêter au soir de ma journée de travail, au moment où j'avais utilisé toutes mes heures de conduite, je n'avais pas envie de te voir descendre.
Pas d'allusion, de sous entendu, pas de mot à double sens mais le plaisir d'écouter et de parler durant ces heures de route et j'aimais bien ta frimousse, ta voix douce et ta présence. Tu remplissais agréablement la cabine de ta douceur. Je serai incapable de dire si nous avons mangé dans un relais routier ou si nous avons épuisé mes réserves "en cas où".
Nous nous sommes raconté nos vies, ou plutôt nous avons continué à partager nos souvenirs respectifs, notre vision de ce qu'est la vie, comment nous la ressentions dans nos cœurs. Nous avons compris que nous étions proches dans notre façon d'accueillir la vie et en te tenant délicatement et avec un semblant d'inattention l'épaule, je t'ai proposé de prendre la couchette du bas.
Je crois que tu avais déjà accepté cette éventualité pour ne pas quitter cette atmosphère de paix que nous avions créée et d'isolement que procurait le volume étroit de la cabine. Le pare brise était un verre dépoli sous les gouttes, j'ai coupé avec les lumières de l'extérieur en ajustant les rideaux. La pluie tintait sur le toit du camion.
J'ai posé mes chaussures près des tiennes sur le capot moteur, je me suis allongé sur la couchette du haut, enlevé mon pantalon et mes chaussettes et j'ai retenu ta main et le temps en parlant. Le sommeil m'a coupé la parole.
La pluie acheva de tomber alors que la nuit disparaissait. La cabine était fraîche, j'ai remis mon pantalon, mes chaussettes et chaussures, bloquait l'accélérateur avec un bout de bois prévu pour, mis le moteur en route et descendais de l'habitacle avec ma trousse de toilette pour te laisser t'habiller.
Le relais routier était ouvert je me suis lavé, suis revenu au camion, tu avais entre-ouvert la portière. La cabine était chaude, nous sommes allés déjeuner ainsi nous avons prolongé la soirée. Il a bien fallu repartir, nous sommes remontés en cabine, j'ai roulé les rideaux. Cela a eu pour effet de dissoudre un peu de cette atmosphère de complicité mais ton sourire et ta voix nous a instantanément permis de retrouver la chaleur de la veille et nous sommes arrivés trop vite à l'embranchement de St Caprais.
Je n'ai pu me résoudre à te laisser partir. J'ai bifurque large pour prendre la petite route de campagne avec la semi et je cherchais les mots qui me permettront de retenir ces sentiments qui emplissent l'habitacle; et que je ne veux pas laisser fuir. Je t'ai aidé à descendre, ainsi que ton sac, ta canne.
Les baisers que nous nous sommes offerts n'en finissaient plus, tes yeux étaient doux, très doux. Je t'ai promis que je repasserai, j'avais ton téléphone, ton corps était doux et tiède et je savais que je le retrouverai, que je te retrouverai.
Le demi-tour avec la semi-remorque ne fut pas de tout repos mais j'étais léger et ton image dans le rétroviseur le bras levé fut la même que je retrouvais quelques jours plus tard à l'endroit lorsque tu vins me chercher à la cabine téléphonique du village.
Mais çà c'est notre histoire à nous seuls de cette année 1981.
Aubervilliers le 24 janvier 2004 |